Document Caisses des Dépôts « Premières propositions post-covid dans le domaine de la santé » 26/03/2020 Notes de Pierre-André Juven (CNRS-CERMES3) pour Laurent Mauduit (Mediapart) Résumé : Le seul affichage du secteur marchand comme solution à la crise est potentiellement périlleux pour les responsables politiques qui cherchent toujours à éviter l’accusation de privatisation de l’hôpital public. L’intrusion encore plus grande du privé (car déjà existante) s’articule donc à celle – moins crispante pour beaucoup d’acteurs – de l’innovation et notamment de l’innovation numérique. Ce document est le révélateur très net des orientations actuelles en matière de réformes de la santé : nécessité de faire plus de place au privé ; croyance forte dans l’innovation numérique comme solution au double enjeu de la qualité des soins et de la contrainte financière ; reponsabilisation et individusalisation face au risque. Les quatre points généraux du document ne sont qu’un coup de tampon aux stratégies édictées depuis plusieurs années. Loin de remettre en cause les orientations délétères des réformes conduites depuis plus de vingt ans, ils conduisent à accélérer la casse de l’hôpital public. Ce document n’est pas seulement la marque d’une volonté d’étendre l’emprise du privé au sein de l’hôpital public, il traduit la conception technophile, néolibérale et paternaliste qu’une grande partie des acteurs administratifs et des responsables politiques ont de la santé. 1) La logique financière • • • • À moins qu’un autre acteur public ne soit chargé de penser le complément de ce plan et que dans ce complément se trouvent des informations sur les moyens budgétaires supplémentaires alloués à l’hôpital public, on est là face à un refus violent d’entendre ce que disent les collectifs depuis un an (et même davantage). Au début (A-1), il est fait mention des « questions internes » notamment celles de la sousrémunération et des sous-effectifs. Rien dans le document n’est ensuite dit de ces points cruciaux pour l’avenir de l’hôpital public (alors que nous avons en revanche plein de détails sur le navire-hôpital »). La création de « fonds » est à l’inverse de ce qu’il faut faire, à savoir une augmentation de façon pérenne et annuelle des moyens de l’hôpital public ; il y a des besoins d’investissement certes mais aussi de fonctionnement (« lits », personnels, etc.). Le document traduit clairement la volonté de ne pas aller vers une augmentation de l’ONDAM (objectif national des dépenses d’assurance maladie). Concernant les modes de rémunération : le point 4 ne fait que valider la volonté d’expérimenter des nouveaux modes de financement (via l’article 51 dont personne aujourd’hui ne loue publiquement les avancées) pour éviter à tout prix ce qui fait horreur à l’administration : l’attribution de budgets aux hôpitaux. Sur ce point les revendications portées par les hospitalier.es sont lettre morte. Ce que nous rappelons dans notre livre (La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019) avec Frédéric Pierru et Fanny Vincent, c’est que les modalités de financement sont au final peu de choses tant que la question du montant des financements n’est pas posée (et elle n’est pas posée dans ce document). Les hôpitaux souffriraient (encore et toujours) d’un problème de gestion (on semble revenu à une rhétorique des années 1980) : d’où le point B-1-a « contribuer à la pertinence de la gestion ». Cette pertinence de gestion devrait aller de pair avec une 1 • • logique d’autonomie financière des hôpitaux ce que traduit l’idée des « lignes de prêt » et d’« appel à projet », en somme tout ce qui a fragilisé les hôpitaux ces dernières décennies (exemple des emprunts toxiques). Paradoxalement, s’il y a bien un point où les hôpitaux ont progressé ces dernières années c’est bien celui de la gestion et de la performance financière. Ces progrès se sont précisément faits au détriment de la qualité des soins. Le document défend explicitement l’idée d’implanter plus fortement le privé au travers : des partenariats publics privés (malgré les erreurs des années 2000 – voir l’enquête de Catherine Le Gall sur la cité sanitaire de Saint-Nazaire) ; des hôtels hospitaliers (certains peuvent être publics, d’autres délégués à des grands groupes hôteliers) ; de l’encastrement des start-up « medtech » dans le fonctionnement routinier de l’hôpital public (sans poser la question de l’extraction de la valeur financière par ces entités marchandes). Le document évoque également la possibilité d’« Améliorer le rendement des actifs financiers des fondations »… Que dire… 2) La logique technophile (et militariste) • • Le plan de la Caisse des dépôts démarre par ce point, ce n’est pas un hasard : la santé numérique. Pour résumé : la volonté de décharger l’activité hospitalière et donc les besoins en personnel de santé se marient parfaitement pour les acteurs administratifs et les réformateur.rices à la e-santé qui « fluidifierait » les prises en charge et l’organisation du soin. On trouve derrière l’idée que beaucoup de prises en charge/ consultations seraient inutiles (à l’image des « fausses urgences »). L’innovation numérique permettrait de pallier le manque de financements publics, dans le document est pris comme exemple « la saturation du 15 ». Il y a toujours plusieurs façons de lire un problème : ici ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez de moyens mis dans le « 15 » que le problème se pose, mais parce qu’il n’y a pas d’alternatives efficientes (entendre par là privées). D’où la note de bas de page : « Lancé par le consortium "Alliance digitale contre le Covid-19", le site maladiecoronavirus.fr permet de procéder à une autoévaluation gratuite de son état de santé. L'objectif est de lutter contre la saturation du 15 en triant les personnes grâce à un questionnaire. A l'origine de ce dispositif, il y a "Alliance digitale pour le Covid-19" qui est composé de Docaposte, la start-up lilloise Kelindi, l'agence Dernier Cri, Allianz France et le cabinet d'avocats De Gaulle Fleurance & Associés. Le consortium est soutenu par AG2R La Mondiale, AstraZeneca, CompuGroup Medical, Johnson & Johnson, La Banque Postale Assurances, Malakoff Humanis, la plate-forme de téléconsultation MesDocteurs et le groupe VYV ». • Évidemment l’innovation, dans l’esprit des réformateur.rices ce sont toutes les startup et entreprises privées dès lors qu’ils et elles n’ont à l’esprit que l’innovation technologique. Encore une fois, la captation de richesses par ces entreprises reviendrait directement à extraire une partie de l’argent public alloué à la santé vers des acteurs privés lucratifs. 2 • Mais ce qui est nouveau c’est cette idée de « navire-hôpital ». Il me semble que cette idée vient appliquer au domaine de la santé une logique qui se déploie depuis quelques années en France, à savoir la banalisation et la volonté d’ancrer l’armée dans des champs de la société jusque-là préservés (du moins en routine) de la logique militaire, afin de la rendre désirable car salvatrice (d’où aussi le registre guerrier des derniers jours). 3) La logique néolibérale et l’individualisation du risque • • • La logique néolibérale se retrouve bien sûr dans la place faite au secteur privé mais on la retrouve aussi concernant la place des patient.e.s. Le point sur la « participation des patients à la prise en compte de leur santé » est un retournement des acquis et des revendications des associations de patient.e.s (la note de bas de page 4 page 1 l’illustre très bien). En bref, là où les associations parle d’empowerment pour revendiquer un droit à participer aux prises de décision, les pouvoirs publics entendent empowerment au sens d’autonomisation vis-à-vis des pouvoirs administratifs et médicaux : et donc traduisent autonomisation par individualisation. L’« éduction civique à la santé » traduit une approche très moralisatrice et paternaliste : en gros, il faut que les gens arrêtent de solliciter les structures de santé pour la moindre égratignure. Le CIS évoqué dans le point B-1-g fait reporter sur les médecins et les patient.e.s la charge trop forte que l’hôpital subirait. Mais les mots employés dans le document sont autrement plus dangereux et significatifs : « valoriser les patients ». Quand on sait ce qu’est l’économie numérique et la façon dont elle transforme les consommateur.rice.s en producteur.rices de valeur, on ne peut qu’être inquiet en lisant cette formule. Valoriser les patient.e.s, ce n’est pas tant leur donner une place plus importante que les constituer en source de création de valeur (et on pense immédiatement au marché des données en santé). Un point intéressant : Le soutien aux projets hospitaliers intégrés. Des projets, portés par des hôpitaux, le ministère de la Santé et des collectivités, peuvent être soutenus afin de lier effectivement « la ville » et l’hôpital. Ils évitent des hospitalisations et une prise en charge institutionnalisée sans pour autant que le suivi avec les patient.es soit rompu une fois passée la prise en charge. Dans le domaine de la psychiatrie par exemple, il y a de belles initiatives de ce type. 3